
Le Dr John Lilly et le Dauphin N°6
Les très cruelles recherches du Dr John Lilly
Les très cruelles recherches du Dr John Lilly ont conduit à la mort de dizaines de dauphins. Dans les années 60, c’est ainsi que la science dure traitait ses animaux de laboratoire. Plus tard, Lilly s’en excusera. Car ayant découvert qu’il torturait des êtres pleinement conscients et doués de langage, il libérera plus tard tous ses dauphins captifs et se fera le chantre de la Nation Cétacé.
Parler anglais ou delphinien ?
Extrait de Dauphin, mon cousin
Robert Stenuit. 1967.
Si donc les dauphins prouvent par leur comportement qu’ils possèdent un langage complexe et si, comme l’affirment les «Pour», ils disposent de l’équipement intellectuel nécessaire à la maîtrise d’un langage de type humain, l’idée de lancer le dialogue est raisonnable.
Aux États-unis. plusieurs centres de recherches scientifiques, industriels ou militaires, y consacrent énormément de temps et d’argent depuis une dizaine d’années. En pratique, les difficultés sont énormes.
Difficultés techniques : ni l’homme, ni le dauphin, ne sont muets ou sourds chez eux, mais dans le milieu de l’autre, ils le deviennent en grande partie. Il faut donc percer la barrière qu’est la surface de l’eau, ce qui exige la mise en oeuvre de toute une panoplie de micros immergés et de haut-parleurs aériens, ou inversement, de micros aériens et de haut-parleurs étanches.
Difficultés biologiques : le dauphin n’a pas de cordes vocales, il ne peut donc pas reproduire correctement des sons humains. De même, nous ne produisons pas normalement les sons qu’il émet, en jouant en circuit fermé, du système de sacs d’air et de tuyaux qui équipe sa boite crânienne.

Ce sont les « lèvres de singe » – monkey lips – qui produisent les sons modulés chez le dauphin
En plus, et c’est peut-être la limitation la plus grave qui devait apparaître aux chercheurs, la gamme des fréquences employées par le dauphin pour formuler ses messages, est phénoménalement étendue (de 2000 à 170.000 cycles par seconde), la nôtre, par comparaison, est très limitée (16 à 15.000 cycles par seconde).
Nous n’avons en commun, lui et nous, qu’une petite partie de la gamme, les «très hautes fréquences» pour nous, qui, pour lui, sont les plus basses. Donc, les ultrasons qu’il émet, croit-on, par des contractions du larynx, nous échappent et, pour entendre ses messages en totalité, il nous faut une fois encore avoir recours a des instruments électroniques plus efficaces que notre oreille, des instruments qui enregistrent graphiquement les sons du dauphin et nous les restituent «traduits» en quelque sorte, ou alors nous devons faire appel à des techniques d’enregistrement sonore qui abaissent les fréquences dans le grave.
Enfin, il faut se décider : l’homme doit-il enseigner l’anglais aux dauphins (nous sommes aux U.S.A.) ou bien apprendre le delphinien?
Ou encore, pourrait-on lui parler anglais et l’écouter en delphinien ?
Ou bien faut-il élaborer de concert une langue artificielle nouvelle ? Un « espéranto » inter-espèces ?
Le grand massacre anesthésique
Première méthode, celle du Docteur Lilly.
Apprendre l’anglais aux dauphins, c’est d’abord leur faire comprendre l’anglais, c’est-à-dire arriver à associer dans leur esprit un message sonore humain avec sa signification. Ensuite, les faire parler eux-mêmes.
En 1955, un groupe de huit neurophysiologistes, dont le Docteur Lilly, entamait une première série d’études concertées sur quelques dauphins atlantiques de l’aquarium de Marineland en Floride. Ce premier contact entre hommes de science et dauphins devait être malheureux.
Pour commencer, les chercheurs se proposaient d’identifier et de localiser avec précision les zones motrices du cerveau des dauphins et leurs différents centres spécialisés centre de la vision, centres régulateurs du chaud et du froid, centre acoustique ou tactile, centre émotif, etc. . .
Ce travail cartographique est normalement la première étape de toute recherche sur le système nerveux ou sur un aspect quelconque du comportement d’un animal. On possède depuis longtemps des plans détaillés du cerveau du rat, par exemple, du chat, du chimpanzé, etc… ce qui permet, en stimulant électriquement telle partie-clé du cerveau du sujet anesthésié, d’enregistrer et de mesurer précisément les potentiels électriques émis par la région visée du cerveau en réponse à chaque type de stimulus étudié.
D’abord, c’est plus commode que d’évaluer une réaction de salivation ou une réaction de grelottement; ensuite, cela donne au chercheur une prise, un moyen d’action mesurable sur le sujet. Pour ce travail de base, la technique opératoire normale exigeait l’anesthésie, mais, première découverte les cétacés ne supportent pas l’anesthésie.
Dès que la narcose commença à gagner le premier dauphin, les expérimentateurs stupéfaits virent sa respiration se désorganiser, ralentie puis irrégulière, elle s’arrêtait bientôt et le rythme cardiaque s’effondrait.
La mort survenait, pénible, par asphyxie.
Après avoir essayé sur d’autres animaux le Nembutal et le Paraldéhyde (deux anesthésiques parfaitement supportés par l’homme), à doses de plus en plus faibles, Lilly comprit ce qui se passait.
D’abord, première erreur, les dauphins étaient maintenus au sec pour l’expérience et le poids de leur corps, qui n’était plus soutenu par l’eau, pesait sur les poumons et les écrasaient complètement quand l’animal inconscient ne pouvait plus forcer sa respiration; ensuite, la narcose avait relâché la contraction du sphincter du naso-pharynx (un muscle constricteur circulaire placé à la jonction des voies respiratoires et du tube digestif, qui, normalement, ferme le larynx à l’eau mais permet la sortie des gaz stomacaux), ce qui créait une fuite de l’air pulmonaire par la gorge. Résultat l’air inspiré par l’évent fuyait par la bouche au lieu de gagner les poumons.
Cela, on ne le comprit qu’après le décès du cinquième dauphin.
Le personnel de Marineland souffrit de ce massacre involontaire au nom de la science, mais le résultat le plus positif fut peut-être que les huit chercheurs, pour qui rats ou macaques étaient depuis toujours de simples numéros, ne parlaient plus déjà du ‘sujet n° 1″ ou de «l’animal n° 2″ mais se laissèrent aller à les mentionner par écrit en des termes aussi peu scientifiques que «charming creatures».
De plus, l’étude neuroanatomique des cinq cerveaux traités au formol pour la conservation et prélevés, pour la première fois, affirme Lilly, sous anesthésie profonde, donc en parfaite condition, lui permit de tirer les conclusions que nous avons déjà citées.
Dressage cérébral !
En 1957, Lilly retournait à Marineland pour essayer sur le cerveau du dauphin une méthode qui lui avait donné de bons résultats sur le cerveau du singe.
La méthode employée en psychologie animale pour enseigner quelque chose à un sujet ou pour mesurer sa capacité d’apprendre est la même que celle des dresseurs et des dompteurs, c’est tout simplement le système des récompenses et des punitions; c’est un système vieux comme le monde, c’est d’ailleurs celui qui fait toujours tourner la société civilisée moderne.
Et pourtant c’est une méthode bien imparfaite.
La récompense proposée, une cacahuète par exemple, n’est peut-être pas la plus efficace possible.
Peut-être l’animal aurait-il fait plus d’efforts pour une certaine noix, introuvable sous nos climats et dont il raffole. En outre, il est difficile de graduer l’intensité des tentations, des «stimuli», comme on dit en jargon scientifique, et donc difficile, de mesurer, de comparer des efforts fournis par un animal; peut-être même existe-t-il toute une gamme de récompenses, de sensations désirables que nous ne pouvons pas concevoir. Enfin l’intérêt de l’animal repu ou lassé de son jeu faiblit, il cesse de collaborer, la crainte des punitions s’émousse quand l’animal s’y habitue ou trouve un moyen secret de les atténuer, etc.
Pour plus d’efficience, pour pouvoir contrôler et mesurer l’intensité des stimuli, on peut, comme le font depuis quelques années certains laboratoires, court-circuiter la récompense ou la punition, supprimer l’objet ou la sensation dispensateurs de satisfaction ou de douleur et stimuler directement, à l’intérieur même du cerveau, le centre particulier qui est le siège du bien-être ou du mal-être.
Une cervelle contient une multitude de systèmes dont souvent la fonction nous échappe encore.
Les plus simples sont des systèmes de demande et des systèmes de refus.
C’est ceux-là que Lilly avait imaginé de stimuler directement dans le cerveau des cétacés.
La technique est d’usage courant : il suffit de planter à coups de marteau, à travers la boite crânienne et en des endroits précisément déterminés, de minces conduits métalliques par lesquels on pourra enfoncer les électrodes en les vissant dans les régions choisies du cerveau.
On y envoie alors un courant électrique d’intensité convenable et de durée mesurée et on crée ainsi une sensation artificielle de faim ou de ventre plein, de privation ou de satisfaction sexuelle, etc.
L’influx électrique nerveux naturel est remplacé par un influx électrique extérieur, c’est tout.
Cela parait barbare, ce ne l’est pas réellement car une anesthésie locale insensibilise le crâne du sujet.
Des hommes qui se sont prêtés à ce genre d’expérience rapportent qu’elles sont sans douleur.
Mieux, ils ont pu connaitre ainsi comme en quelque tragi-comédie de fiction scientifique, la sensation du plaisir ou de la douleur à l’état pur tantôt abstraite, tantôt localisée précisément dans quelque endroit du corps, ou encore la peur totale, la peur en soi ou la vraie colère aveugle ou l’agressivité foncière irraisonnée, etc.
Pour commencer, il fallait donc établir chez le dauphin cette cartographie détaillée en trois dimensions des sièges des sensations que les accidents de narcose de 1955 avait fait échouer.
Lilly y réussit en usant simplement d’anesthésies locales.
Équipé maintenant d’un moyen de pression efficace sur ses sujets, il entreprit de les convaincre de faire ce qu’il leur demandait et ce qu’il leur demandait, ce n’était plus de pousser un levier rouge comme un vulgaire rat savant, ou de rouler à bicyclette comme une guenon de cirque enjuponnée mais de parler, ou tout au moins de répéter après lui certains des sons qui constituent la langue anglaise.
L’expérience avait appris à Lilly que n’importe quel rat ou singe rhésus peut apprendre facilement à brancher lui-même l’interrupteur électrique qui stimulera plaisamment son cerveau.
Un singe, par exemple, poussera sur son levier avec enthousiasme trois fois par seconde et seize heures par jour en donnant tous les signes du bonheur parfait, même il prendra du poids et il sera d’un commerce aimable.
Inversement, le même singe, stimulé à plusieurs reprises dans la zone de son cerveau qui engendre la douleur restera éveillé jusqu’à 48 h d’affilée, la main sur le levier (ou bien la patte ou la langue) prêt à appuyer au premier signe de douleur. (Cet animal-là deviendra vite hostile, malheureux, il perdra l’appétit, maigrira, et, sans doute, il mourrait si l’expérience était poussée trop loin).
Mais quand Lilly avait tenté de changer le moyen d’action, de modifier la règle du jeu en demandant au même singe, non plus de pousser un déclic mais de crier pour déclencher sa sensation désirable, le singe s’en était montré incapable, même après des centaines d’essais répétés jour après jour, des mois durant.
Apparemment donc, la production d’un son par un animal inférieur est indissolublement liée au processus biologique dont elle fait partie. Cri d’alerte ou plainte, aboiements menaçants ou gloussements de satisfaction, ne sont pas sous le contrôle de l’animal qui ne peut pas employer, pas «abstractiser» son cri ni le séparer de la situation.

Le Dr John Lilly et le dauphin N°6
Dauphin N°6
« Qu’en serait-il du dauphin ? » se demandait Lilly, en installant un jeune Tursiops dans un récipient plein d’eau, capitonné de caoutchouc mousse, qui moulait quasiment son corps. Stimulus après stimulus, Lilly planta son électrode dans tous les recoins de l’énorme cerveau du dauphin n° 6.
Il reconnut les zones motrices, celles où une décharge faisait se diriger l’oeil du dauphin vers le haut, le bas ou l’arrière, celles qui contractaient la pectorale gauche ou remuaient tel muscle ou faisait s’ériger le pénis et il les reporta soigneusement sur la carte.
Localiser le centre du plaisir, celui qui produirait une récompense abstraite, ou le centre de la douleur, où naîtraient les punitions, fut plus long, beaucoup plus long, car il y a dans le cerveau des cétacés comme dans le nôtre d’énormes zones de silence, c’est-à-dire des zones qui ne semblent répondre à aucun stimulus électrique et dont la fonction donc nous est inconnue.
Un matin enfin, après bien des jours de découragement, Numéro Six répondit à une excitation par des soubresauts et une série de cris, par des sifflements, des grincements, des aboiements et des bruits de baisers mouillés.
Enfin! Lilly reprit courage, mais est-ce que c’était vraiment, comme il le semblait, une réaction de satisfaction.
Pour s’en assurer, il improvisa fébrilement un jeu de leviers qui pouvait, par l’action d’un interrupteur, brancher le courant activant l’électrode plantée profondément dans le cerveau du dauphin.
Le dauphin le surveillait du coin de l’oeil.
Avant même que l’assemblage des baguettes et des fils fût terminé, il donnait un coup de museau là où il était censé le faire, le courant était branché, le stimulus le frappait, le dauphin s’était procuré une sensation agréable.
C’était donc bien une zone de récompense et en outre, il avait deviné à l’avance les règles du jeu, plus vite peut-être que ne l’eût fait dans les mêmes circonstances un homme cultivé, mais peu versé en bricolage et en électricité.
D’autres dauphins, soumis au même traitement, apprirent de même, au premier ou au deuxième essai, à brancher ou à couper, d’un coup de museau sur une baguette, le contact agréable ou le contact fâcheux. Cela acquis, Lilly pouvait maintenant modifier un peu la règle du jeu pour en arriver à son but plus de levier à pousser pour gagner la récompense du stimulus électrique; il faudrait maintenant produire un bruit.
La règle qu’aucun singe n’apprendrait jamais, tous les dauphins l’apprirent immédiatement. Les dauphins sifflaient sur demande; la première manche était gagnée. En un certain sens, un dialogue sommaire, informulé, était engagé.
C’est ici que commencèrent les surprises. Lorsque Lilly remplaça le système des récompenses par celui des punitions, les dauphins apprirent avec la même rapidité à débrancher le contact fâcheux, mais si Lilly, trichant un peu avec les règles, maintenait malgré tout le contact, l’animal au lieu d’émettre toute sortes de bruits comme il le faisait dans les situations plaisantes, se contentait d’émettre systématiquement un sifflement, toujours le même….

Les dauphins sauvages étant aussi faciles à obtenir aux USA dans les années 60 qu’à Taiji aujourd’hui, les laboratoires se souciaient peu qu’ils survivent ou non
SOS dauphins !
Ce sifflement en deux parties, à fréquences montantes d’abord, puis en chute rapide, c’était l’appel au secours de la race.
Matelots et baleiniers possèdent tous dans leur sac quelques histoires de cachalots blessés, rejoints en un instant par d’autres cachalots sortis on ne sait d’où, qui viennent encadrer l’invalide et le soutiennent pour le maintenir en surface.
En aquarium ou en bassin, on a observé cent fois des équipes de dauphins, répondant à un appel au secours, soutenir à la surface un congénère malade ou en état de choc pour lui maintenir l’évent hors de l’eau et lui éviter ainsi l’asphyxie (car le réflexe respiratoire d’un cétacé ne peut se déclencher sous l’eau, un cétacé assommé, qui coule, ne se noie pas mais meurt étouffé).
Cet appel est même un véritable S.O.S. international, puisqu’en 1957 au Marineland de Californie, le Directeur David Brown a observé un marsouin en difficulté, un nouvel arrivant qui avait mal supporté le voyage, secouru et maintenu par un groupe de dauphins rayés du Pacifique et de Tursiops atlantiques, donc par des animaux d’espèces et de genres différents.
Autres surprises : Lilly enregistrait continuellement tous les sons produits par les dauphins dans l’air et sous l’eau.
Lorsqu’il rejoua ses rubans plus tard, à vitesse réduite, il eut du mal à en croire ses oreilles.
Pendant une expérience, sa femme avait ri, immédiatement après, un dauphin avait imité, dans son propre registre, le son explosif et répété caractéristique du rire humain.
Un autre jour, il écoutait un ruban pour vérifier si un dauphin, à qui il avait «demandé» d’émettre un sifflement d’une certaine intensité et d’une fréquence X, s’en était bien acquitté. Tous les sons voulus étaient là, mais de plus, le dauphin avait répété, de sa propre initiative, des mots que Lilly lui-même avait prononcés dans son micro pour reclasser ultérieurement les informations du ruban.
Par exemple il avait dit : « le T.R.R.est maintenant de 10 par seconde », (le T.R.R. c’était le train répétition rate), information destinée à la secrétaire qui devrait collationner le ruban.
L’animal, immédiatement, avait répété «T.R.R.» sur un mode extrêmement aigu.
Plus loin, pour situer l’expérience sur le ruban, il avait dit «Three hundred and twenty three » et l’animal avait aussitôt répété «Three hundred and twenty three » à sa façon mais tout aussi clairement.
Tout cela, il ne l’entendit qu’en faisant tourner les rubans au quart et même au seizième de la vitesse d’enregistrement, abaissant les fréquences dans le grave.

Le Dr John Lilly ne torturait pas que des dauphins dans son laboratoire…
Numéro 8
Mais ce qui encouragea peut-être le plus Lilly à poursuivre, c’est un geste de l’animal n° 8.
D’emblée, «8» avait compris que, s’il voulait bien siffler comme on le lui montrait, à telle intensité, pendant tant de secondes, l’homme qui organisait ce jeu bizarre pousserait un petit bouton et il jouirait en récompense d’une sensation agréable.
Le jeu battait son plein, sans une faute, lorsque le dauphin commença à son tour à faire sur Lilly ses propres expériences. Chaque fois que le dauphin sifflait, Lilly voyait son évent se gonfler brièvement en pulsations rapides.
A un moment donné, le dauphin ajouta une nouvelle règle au jeu, il faisait maintenant monter dans l’aigu l’intensité de chaque nouveau sifflement si bien que finalement Lilly n’entendit plus rien.
Or. il observait toujours les petites contractions rythmiques de l’évent.
C’est que l’animal sifflait maintenant à des fréquences si hautes que l’oreille humaine ne pouvait plus les entendre. Quand Lilly cessa de le récompenser, le dauphin émit encore un sifflement «supersonique» puis un deuxième, mais le troisième, Lilly l’entendit à nouveau.
Le dauphin reçut son maquereau et se cantonna toujours par la suite dans les fréquences audibles, qu’il avait appris expérimentalement à reconnaître.
« Ceci, écrit Lilly, nous donna à tous les plus grands espoirs de voir un jour ces animaux essayer au moins de nous rencontrer à mi-chemin dans nos efforts de communication mutuelle ».

Protocole de recherche dans le laboratoire du Dr John Lilly
Dialogues sous les eaux
En écoutant les dauphins communiquer entre eux, jour après jour, et en analysant leurs dialogues à l’aide d’un spectrographe sonore classique, (un appareil qui traduit les sons graphiquement, un peu comme un électrocardiographe), Lilly avait découvert un monde sonore inconnu.
Sous l’eau, un dauphin peut produire, en même temps, trois émissions spécifiquement différentes entre deux mille et quatre-vingt mille cycles-seconde au moins, indépendamment contrôlées et modulées, dans l’air, deux autres au moins de 300 à 30.000 cycles-seconde, et, dans l’air et dans l’eau indifféremment, deux autres encore, différentes et séparée. à quelques millisecondes d’intervalle.
Dans l’eau, il émet des sifflements, d’un dixième de seconde à plusieurs secondes, produits indépendamment ou en même temps que des cris, des couacs et des grondements. Quand on analyse le sonogramme d’un dialogue, on y trouve des échanges de clics et de sifflements, les sifflements se succèdent et se répondent régulièrement, un par seconde à peu près L’échange des clics est plus complexe.
Quand un dauphin siffle, l’autre l’écoute sans siffler en même temps, sauf dans les duos auxquels ils se livrent à l’occasion, lorsque N°1 imite et répète les sifflements de N°2. Mais parfois, outre la conversation sifflée, ils entretiennent à côté un dialogue parallèle fait de clics. Le premier, alors, répondra au chic sans faire de chic lui-même en même temps que l’autre, mais parfois sifflera pendant que l’autre cliquette. Donc, marquant par là un point de plus sur nous, les dauphins peuvent poursuivre à la fois deux conversations séparées.
Vivre avec les dauphins
Pour arriver à un contact fécond avec les dauphins, Lilly l’avait compris maintenant, il devrait vivre avec eux dans l’eau. Il devait leur parler longuement chaque jour, les toucher, les caresser, les nourrir à la main, partager leurs jeux, bref donner le même traitement que reçoit un petit d’homme pour qui tous les événements de la vie, tous les besoins et toutes les satisfactions se trouvent associées aux paroles de la maman.
Il décida de donner aux dauphins la même chance qu’avaient eue ses propres enfants.
Comme à ses enfants, il leur donnerait d’abord un foyer, en l’occurrence un bassin à eau courante, à une température appréciée également par Tursiops truncatus et par Homo Sapiens, dans les 25 à 28~ centigrades.
Il trouva l’endroit idéal dans les Virgin Islands, à Saint Thomas. Il y installa un laboratoire et fit creuser dans le roc une série de bassins. Il mit alors sur papier un programme a long terme et fonda, pour le mener à bien, le «Communication Research Institute» qui reçut aussitôt l’aide financière de la Marine américaine, (spécialement de la Division des Sciences Biologiques) et de la National Science Foundation.
Les premiers habitants des bassins devaient être deux femelles adultes, Lizzie et Baby.
Baby était volontiers bavarde quand iïlly, par manière de jeu, sifflait une fois, deux fois ou trois fois, Baby répondait en sifflant une fois, deux fois, trois fois, puis il reprenait de même et le jeu continuait.
Mais Lizzie, qui avait été blessée pendant le long voyage en avion et en camion, refusait toute nourriture alors que Baby, elle, avalait de grand appétit tous les poissons frais que lui tendaient Lilly et sa femme.
La santé de Lizzie déclina rapidement, malgré les vitamines et les antibiotiques.
Tout le jour, elle semblait somnoler et Baby devait la secouer de temps à autre pour la réconforter et la convaincre de se remuer un peu.
Sur les enregistrements de leurs échanges vocaux, Lilly pouvait reconnaître les plaintes piteuses de la malade et Baby, en réponse, semblait l’engager à réagir.
Puis un soir il décida d’isoler Lizzie, dans un petit bassin séparé où il pourrait la traiter, plus facilement, pensait-il avec les remèdes des hommes.
Le lendemain matin, elle était morte.
Lilly comprit trop tard qu’elle était morte d’être seule. Morte plus tôt en tous cas, morte de ne plus recevoir l’aide de Baby qui la forçait malgré elle à lutter contre l’abattement de la maladie (une infection des voies respiratoires, comme le montra l’autopsie).
Ce n’est pas par coïncidence que les «Pour le langage» se recrutent parmi les chercheurs qui ont vécu en contact étroit avec les dauphins, et les «Contre» chez les théoriciens de laboratoire, qui ne connaissent des cétacés que les tissus nerveux qu’ils découpent en tranches pour les examiner au microscope.
A ceux-ci, tous les chiffres et tous les graphiques du monde n’en apprendront jamais autant sur les dauphins que la mort de Lizzie n’en apprit à Lilly.
Elvar
Le Communication Research Institute installa un deuxième laboratoire à Coconut Grove, près de Miami.
Elvar succéda à Lizzie et Baby.
C’était un animal plus jeune, donc plus malléable et plus curieux des choses de ce monde.
Du matin au soir, il y avait du monde avec lui dans l’eau. Pour le nourrir, pour le caresser et il y prenait grand plaisir; pour l’occuper, le familiariser enfin avec ses cousins mammifères terrestres, bipèdes et verticaux. Au bout d’un mois, la confiance s’installait.
Elvar bientôt prenait l’initiative des jeux.
Ses vocalisations, grâce aux encouragements et aux récompenses, commençaient à sonner un peu plus comme celles d’un humain, d’un humain parlant du nez par bribes saccadées et hachées, et un peu moins comme celles d’un cétacé.
Pour s’habituer mutuellement au son de la voix de l’autre, et effacer l’obstacle de l’interface eau-air, Lilly avait placé dans le bassin des haut-parleurs qui diffusaient tout ce que disaient les hommes dans le laboratoire et des hydrophones qui retransmettaient dans l’air le moindre bruit fait par Elvar.
Ce qui sortait le plus fréquemment des hydrophones, au début, c’était un appel à l’attention, un cri typique qu’on sait maintenant être celui du dauphin en mal de compagnie, le «je suis seul ce soir» de ces animaux sociables.
Un jour, Elvar, d’humeur espiègle, s’amusait à doucher à grands coups de queue, une assistante de Lily.
« Stop it, Elvar », répétait-elle en essayant d’abriter ses instruments. Or, quand elle écouta plus tard la bande de cette journée, elle fut abasourdie d’entendre Elvar répéter plusieurs fois, sur un ton moqueur : «STOP IT ELVAR».
Ecoutant mieux, elle découvrit ensuite un «bye bye» très clair, un «More, Elvar» et plusieurs autres phrases de ce genre.
Puisqu’il voulait parler, on le fit parler tout son saoul. Aux syllabes «Oh – Coy – may – lee – aim – woe – itch – why –» et bien d’autres qui constituent le matériel phonétique de base de la langue anglaise, Elvar répondait fidèlement, du mieux de ses possibilités, par un fac-similé raisonnablement identique.
Bien entendu, dans le camp des «Contre», les honorés confrères du Docteur Lilly ne partagent pas sa belle assurance lorsqu’il «entend très distinctement des mots et des phrases imitées. . . se rapprochant tellement du rythme humain, si bien énoncés et d’une qualité telle qu’ils en sont ahurissants.
Ces sons qu’il «entend», il reconnaît pourtant, le tout premier, que ses oreilles lui en donnent, en «mots», une interprétation purement subjective. Mais quand ses détracteurs, à qui il a fait écouter les fameux enregistrements, affirment qu’ils n’y ont point reconnu la moindre syllabe, quand ils ajoutent perfidement que, bien sûr, si l’on veut suffisamment de force entendre, à tous prix des voix, on finit toujours bien par en entendre, alors Lilly répond que c’est parce qu’il est habitué depuis des années à l’accent particulier des dauphins qu’il peut les comprendre alors que d’autres n’y entendent goutte, tout comme une mère comprend le vocabulaire personnel et l’accent de son tout petit dont le langage naissant reste encore fermé aux autres adultes.
Moi-même, ici, je crois pouvoir répondre aux «Contre».
Souvent, en plongée profonde, en mer ou en caisson expérimental, j’ai respiré un mélange spécial anti-narcose fait d’hélium et d’oxygène. Or, dans l’hélium, qui est un gaz à très faible densité, les vibrations des cordes vocales, inaltérées elles-mêmes, résonnent de façon différente dans le larynx et se propagent différemment. A la pression atmosphérique, j’avais la voix de Donald Duck; nasale, métallique, ridicule.A 60 m, et plus encore à 130 et 150, elle devenait tout à fait incompréhensible.
Incompréhensible?
Oui, sauf à ceux qui, à force d’habitude, à force de familiarisation, avaient appris comme les autres plongeurs, comme les médecins et les physiologistes du tableau de contrôle, à reconnaître des mots et parfois des phrases là où un visiteur de passage n’entendait que des coin-coin. Aussi, moi j’ai été un peu dauphin, puisque j’ai parlé un langage non humain que certains humains à force d’attention et d’accoutumance ont pourtant réussi à comprendre. Je fais confiance au Docteur Lilly.
«Faire parler les poissons», Lilly paraît bien décidé, s’il le faut, à y consacrer le reste de sa vie.
En 1961, faisant le point de ses premières années de recherches, il faisait cette prédiction qu’il n’a jamais démentie depuis :
«Dans les deux décades qui s’ouvrent, l’espèce humaine entrera en communication avec une espèce étrangère non-humaines, peut-être extra-terrestre, plus probablement marine, mais certainement d’une haute intelligence, peut-être même intellectuelle».
Il s’est assuré depuis lors la collaboration d’un neurologue, le Docteur P.J. Morgan, qu’il a placé à la tête de la Section Neurologique de l’Institut et celle d’un anthropologiste, le Docteur Gregory Bateson, chargé de la Division Communications.
Leurs travaux suscitent aujourd’hui un intérêt de plus en plus large. Ils sont même subventionnés par l’Institut National de la Santé car le dialogue avec un non-humain pourrait ouvrir, selon le Dr. Bateson, de nouvelles voies de recherche aux psychiatres qui tentent de communiquer avec les schizophrènes par-delà les barrières de leur langage ésotérique.
Le praticien aujourd’hui ne peut bâtir un diagnostic que sur les attitudes de son patient, sur ses tics, ses grimaces et le ton de sa voix. Toutes ces formes d’expression-là, les dauphins, en s’enfonçant dans l’eau où elles devenaient vite invisibles, ont dû les remplacer.
Il est possible donc, selon Bateson, qu’ils aient réussi à intégrer dans leur langage toutes les nuances de nos silences éloquents, de nos oeillades assassines ou de nos froncements de sourcils, et Bateson conclut «J’espère que le dauphin nous enseignera une nouvelle méthode d’analyse de tous les modes d’information dont nous avons besoin pour défendre notre santé mentale».
Bien entendu, l’Institut jouit toujours des subventions de l’Office of Naval Research, de la National Science Foundation, de l’Office de Recherches Scientifiques de la Force Aérienne, et même de l’Agence Aéronautique de l’Espace, la NASA, parce que Lilly a réussi à convaincre ses dirigeants que si leurs cosmonautes doivent un jour parlementer avec quelque habitant d’une planète lointaine au langage inconnu, le dialogue avec les dauphins aura été une mise en train utile.
Plusieurs groupes de chercheurs ont suivi la voie ouverte par Lilly, chacun avec sa méthode propre et, bien sûr, son esprit critique.
«Honte à nous !» s’exclamait par exemple John Dreher, au Congrès de Washington, «Honte à nous qui faisons parler l’anglais à des dauphins ! Si l’homme est le roi des animaux, eh bien alors, la politesse des rois exige qu’il essaie au moins de s’adresser au dauphin dans sa langue».
(….)
Extrait de Dauphin, mon cousin
Robert Stenuit. 1967.

Les recherches de John Lilly inspirèrent l’écrivain Robert Merle dans son roman : « Un animal doué de raison »
Après la gloire vint la chute. L’usage du LSD d’abord :
« Les méthodes peu orthodoxes de Lilly avaient sans doute eu une influence significative sur les résultats obtenus. Comme il l’avait précisé dans un article publié en 1967, il avait administré des doses de 100 microgrammes – 0,1 milligramme – de LSD aux dauphins étudiés.
Il faisait en effet partie des quelques scientifiques américains autorisés à étudier les éventuels effets thérapeutiques de la drogue.
Lilly avait remarqué que les dauphins sous LSD étaient beaucoup plus « bruyants » qu’à l’accoutumée, et qu’ils émettaient des sons à intervalles plus réguliers. L’immense majorité des dauphins sous LSD produisaient au moins un « clic » par minute – ce qui n’est pas le cas pour les dauphins « sobres ».
Puis les relations très particulières entre la jolie Margaret Howler et le pauvre dauphin Peter finirent de faire de John Lilly un paria. Pourtant, certaines de ses découvertes restent fondamentales.
Ironie de l’histoire, c’est au Marineland d’Antibes que les plus vieilles expériences du Dr Lilly ont été reprises sur l’orque Wikie !