Spongers à Shark Bay
La société en réseaux des dauphins de Shark Bay
La société en réseaux des dauphins de Shark Bay est sans doute la plus complexe du monde animal, avec celle des humains. Mais elle est également l’une des plus inventives par son usage d’outils et ses cultures variées transmises de génération en génération.
Janet Mann, l’auteur de cet article, fait partie de ces chercheurs qui étudient depuis les années 80 la fascinante petite société de dauphins résidente dans le golfe de Shark Bay à l’ouest de l’Australie.
The intricate lives of bottlenose dolphins
La première chose qu’il faut savoir à propos de la société des grands dauphins est qu’elle n’est pas composée de groupes stables comme les clans familiaux des orques. Tout au contraire, leur société se caractérise par sa nature « fission-fusion » extrêmement dynamique, à la ressemblance de celle des humains.
La composition d’un groupe peut varier spatialement et temporellement sur des minutes, des jours ou des années. Bien qu’ils s’associent préférentiellement, il n’y a pas de frontière entre les communautés et la société des dauphins de Shark Bay ressemble donc à une mosaïque de relations qui se chevauchent. Certains dauphins peuvent avoir des centaines d’alliés en quelques années, tandis que d’autres n’en ont que quelques dizaines.
La taille moyenne d’un groupe de base est de quatre personnes et elle dépasse rarement 30 dauphins. Nous pensons que les défis de la vie sociale dans une société aussi fluide et complexe est l’une des raisons pour lesquelles le cerveau de dauphin est si développé, avec une grande partie, sans doute, dédiée à la cognition sociale.
Le territoire des dauphins de Shark Bay
Les liens les plus étroits dans la société des dauphins sont ceux qui lient une mère et l’enfant qu’elle allaite, une période qui s’étend généralement sur trois ans mais parfois jusqu’à neuf ans. Chaque dauphin est sevré à un âge différent, de manière extrêmement variable. La plupart des delphineaux cessent de boire du lait au terme des six premiers mois de la nouvelle grossesse de leur mère. Après quoi, les fils et les filles se retrouvent vraiment seuls.
Les filles restent parfois auprès de leur mère après le sevrage, mais les garçons le font rarement. Les enfants de deux sexes restent dans la région où ils sont nés (ce qu’on appelle la philopatrie bisexuelle localisée), les mâles passant alors beaucoup de temps avec d’autres mâles, et commençant à former, dès l’enfance, des alliances à long terme.
La deuxième relation la plus étroite qui existe chez les dauphins, c’est l’amitié entre mâles adultes, qui a été étudiée de manière approfondie par Richard Connor. Au moment où ils atteignent la fin de leur adolescence, la plupart des mâles ont déjà formé des alliances étroites avec un ou deux autres mâles. Ces alliances de premier ordre nouent alors des liens avec d’autres paires et trios, créant des alliances de second ordre, et il existe encore d’autres couches d’alliances d’ordre supérieure. La taille, la stabilité et la complexité de ces alliances varient – et certains mâles ne parviennent pas du tout à établir des alliances.
Les alliances ainsi créées servent à avoir accès aux femelles et à éloigner les autres mâles d’une femelle.
C’est dans ce contexte que les bagarres se déclenchent le plus souvent : soit entre des alliances ou même à l’intérieur d’une alliance, assorties d’agressions contre les femelles qui tentent de s’échapper.
Parfois, d’autres femelles viennent à la rescousse pour la sortir de ce mauvais pas mais les schémas d’association des femelles sont encore plus changeants, les amies ne sont pas toujours là quand on en a besoin.
Alliance de 7 mâles connus sous le nom de “Prima Donnas”. Ils sont ensemble depuis 20 ans ! Photo by Janet Mann
La plupart du temps, les femelles n’ont pas à s’inquiéter de l’agression masculine. Quand elles allaitent un delphineau, les mâles leur montrent peu d’intérêt. Mais quand le bébé grandit et que le moment du sevrage s’annonce, ils reviennent rôder autour de la maman.
Les delphines donnent généralement naissance à leur premier enfant à l’âge de 11 ou 12 ans. Elles ont besoin de beaucoup de ressources pour nourrir un gros bébé en pleine croissance. C’est pourquoi les femelles ont tendance à être des chasseresses impressionnantes à Shark Bay, dont la diversité des tactiques d’alimentation est devenue célèbre.
Cinq femelles s’immobilisent littéralement sur les plages sableuses pour piéger le mulet au risque de s’échouer au cours du processus.
Une femelle s’échoue pour attraper un mulet, mais le rate. Photo Janet Mann
Une femelle nommée Wedges attrape une carangue géante dorée – un poisson d’un mètre de long – dans les eaux profondes et la ramène dans de l’eau peu profonde (1-2 m) pour briser le poisson afin qu’elle puisse l’avaler petit à petit. Il lui faut souvent une heure pour casser sa proie, de sorte qu’elle n’attrape une carangue que toutes les 2,5 heures en moyenne.
Pendant ce processus, des requins tigres, d’autres requins plus petits et des dauphins curieux sont attirés par l’événement et la delphine doit interrompre son repas pour les chasser.
On a vu aussi une autre femelle nommée Sequel en train de nager à toute vitesse sur un cormoran qui venait d’attraper un poisson, faisant tomber la proie de l’oiseau pour l’attraper. C’est du kléptoparasitisme inversé car ce sont généralement les oiseaux qui volent aux dauphins.
Wedgesavec sa carangue dorée qu’elle ramène vers des eaux peu profondes pour la préparer. Photo Janet Mann.
Mais les plus curieux, ce sont les Spongers, les porteurs d’éponge !
Environ 55 dauphins, soit 5% de la population dans le golfe oriental de Shark Bay se servent d’éponges en forme de panier pour récolter des proies du fond marin. Les éponges en panier sont portées sur le rostre du dauphin, qui en change toutes les heures. Pour la plupart, ce sont des femelles mais parmi elles, 8 mâles sont des Spongers.
Les usagers de l’éponge mènent une existence assez solitaire. Comme il s’agit du seul outil bien documenté qu’utilisent les cétacés, ce comportement a évidemment focalisé toute notre attention.
A) Eponge en panier (Echinodyctium mesenterium) B) Dauphin portant l’éponge sur le rostre C) Les fonds marins où les Spongers chassent D) Seran des sable caché, la flèche de droite indiquant son oeil.
Pourquoi certains dauphins deviennent-ils des Spongers alors que d’autres ne le sont pas?
Avant toutes choses il faut savoir qu’aucun dauphin ne devient Sponger si sa mère ne l’est pas. Presque toutes les filles de Spongers le deviennent à leur tour, mais seulement la moitié des fils.
Selon nos observations sur cette pratique et d’autres tactiques d’alimentation, les filles sont plus susceptibles de développer des comportements sociaux et des stratégies de chasse semblables à ceux de leurs mères. Bien que les garçons apprennent clairement les méthodes de chasse de leurs mères, le fait de devenir Sponger peut avoir un coût trop élevé pour les mâles.
L’usage d’éponges est un choix pour la vie : tous les Spongers découverts dans les années 1980 le sont encore aujourd’hui. Puisque que ces dauphins passent plus de temps à utiliser des outils que tout autre animal non humain, cette pratique porterait atteinte à la capacité du mâle de maintenir une alliance avec d’autres mâles et d’être en mesure de se déplacer sur de grandes distances pour pouvoir accéder aux femelles en œstrus. La zone de chasse du Sponger se limite à des canaux profonds où l’on trouve beaucoup d’éponges en panier.
Il est curieux que certains mâles adoptent l’éponge tandis que d’autres ne le font pas.
Puisque que tous ceux qui se lancent dans l’épongeage adoptent ce comportement dès l’âge de 3 ans, un enfant mâle semble décider assez tôt dans la vie s’il deviendra ou non un Sponger. Nous émettons l’hypothèse que les jeunes mâles entourés de mâles adultes non-Spongers seront moins susceptibles d’adopter ce comportement que ceux qui ont peu fréquenté des adultes non-Spongers avant le sevrage.
Ainsi, les mères pourraient être en mesure de manipuler le destin de leur fils selon les mâles qu’elle fréquente quand il est jeune. Les mères peuvent également ajuster leur comportement avec les fils plus que les filles. À ce jour, nos résultats suggèrent que le comportement maternel et les amis de celle-ci affectent le choix du delphineau.
Le seran de sable, sans vessie natatoire
Mais il y a plus dans cette histoire.
Nous nous sommes toujours demandé pourquoi les dauphins avaient besoin de cette éponge en panier !
Il y a beaucoup de dauphins dans le même habitat qui ne se servent pas d’éponges. Quel avantage ou quel inconvénient apporterait cette pratique ? Le succès en matière de reproduction ne diffère pas entre les deux groupes. Eric Patterson, un de mes étudiants en fin de cycle, est arrivé un jour dans mon bureau avec une idée géniale : puisque la plupart des échos reçus lorsque les dauphins utilisent le sonar proviennent de la vessie natatoire (un organe rempli de gaz que le poisson utilise pour maintenir la flottabilité), il a suggéré que les dauphins Spongers ciblaient des proies sans vessie natatoire qui se trouvaient probablement cachées par le substrat encombré des canaux.
Pour explorer son idée, Eric a échantillonné le substrat, obtenu des données détaillées sur la distribution des proies et des éponges et, surtout, il est devenu lui-même un Sponger en attachant une éponge au bout d’un bâton.
Eric a fait une étude approfondie de l’habitat, des éponges et des types de proies dans les chenaux et d’autres habitats d’eau profonde. Tout en usant de son éponge, il a continué à effrayer le même poisson, Parapercis nebulosa, le seran de sable. Ce poisson est abondant dans ces endroits mais pratiquement absent dans d’autres habitats en eau profonde. Il n’apparaît qu’après avoir été effrayé par le passage d’une éponge.
Le poisson se déplace quelques mètres plus loin et devient alors une proie facile. Sans vessie natatoire, cette espèce est invisible à l’œil et inaudible à l’oreille d’un dauphin. Les Spongers chassent le seran de sable et personne d’autre ne le peut. Vous avez besoin d’une éponge pour le trouver. Ainsi, les Spongers exploitent une niche qui autrement ne serait pas disponible.
On ne s’attendrait pas à ce que les dauphins utilisent des outils, étant donné leur capacité d’écholocation extraordinaire, mais dans certains environnements et avec certaines proies, l’écholocation s’avère moins utile. En revanche, les dauphins des Bahamas plongent dans le sable jusqu’à leurs globes oculaires pour attraper les congres, qui eux, possèdent une vessie natatoire. Le substrat des Bahamas est en outre composé de plaines de sable mou où l’écholocation fonctionne. En revanche, les fonds encombrés des canaux de Shark Bay ne rendent pas ce genre de comportement pratique.
Sponger un jour, Sponger toujours !
La vie sociale des dauphins est difficile à suivre.
Heureusement, nous disposons d’une analyse précise de leurs réseaux sociaux pour nous aider à démêler la complexité de cette société et nous donner un aperçu de leur cognition sociale.
Même la vie sociale des delphineaux est compliquée à suivre parce qu’ils se séparent souvent de leurs mères – s’éloignant jusqu’à un kilomètre – et établissant leur propre réseau social dès le plus jeune âge. Alors que leurs mères font partie d’un réseau de femelles et de jeunes associés, les delphineaux mâles semblent vouloir «échantillonner» plus largement. Ils s’associent moins souvent que prévu aux mâles adultes, mais ils tissent des liens particulièrement forts avec les autres delphineaux mâles. Nous étudions comment ces liens précoces affectent leur survie après le sevrage et comment ils perdurent tout au long de leur existence.
Certaines alliances masculines ont établi des relations très fortes dans l’enfance et sont toujours ensemble 25 ans plus tard ! Les mâles et les femelles ne diffèrent pas quant au nombre de leurs relations sociales, mais les mâles resserrent leurs liens de façon plus intense, ce qui est normal étant donné la structure des alliances masculine.
Les réseaux féminins sont plus fluides, mais semblent être tout aussi importants. Les liens sociaux féminins sont surtout liés à la condition physique, bien que la façon précise dont ces facteurs influencent la condition physique ne soit pas connue.
Les femelles forment des bandes d’amies basées sur une série de facteurs, tel que la parenté, le comportement et l’habitat partagé. Les liens féminins sont plus fluides car le contexte de leur vie reproductrice – être en œstrus, enceinte ou mère allaitante – et les besoins énergétiques qui en résultent dicteront en partie quand et où s’associer et pour combien de temps.
Samu est un delphineau qui doit d’abord apprendre à reconnaître la signature sifflée unique de sa maman (Photo : BBC WorldWide Productions/ James Blake)
Les dauphins semblent passer des années à apprendre à naviguer dans un paysage marin exigeant, tant sur le plan social qu’écologique, avec des relations sociales changeantes et des tactiques de chasse complexes.
Au niveau individuel, chaque dauphin est différent selon un large éventail de caractéristiques: sa sociabilité, la structure du réseau où il s’insère, sa biographie personnelle, son utilisation de l’habitat et les tactiques d’alimentation acquises.
Ce sont de tels défis qui ont probablement façonné l’évolution des caractères personnels, de l’innovation, de la cognition et de la plasticité chez les populations de dauphins et qui, tous, contribuent à l’évolution de la taille du cerveau et de la complexité sociale.
Extrait de l’article de Janet Mann
The intricate lives of bottlenose dolphins
Les dauphins de Monkey Mia
On notera aussi la présence d’un groupe de dauphins à Monkey Mia, également dans le golfe de Shark Bay, qui sont nourris depuis des décennies par les humains. Apparemment, tout le monde en profite : l’industrie du tourisme et les dauphins eux-mêmes qui, comme pour l’usage d’éponges, en ont fait une tradition familiale !
Nous reviendrons sur l’origine de cette étrange coutume.