
Ivo tirant une petite barque à Duisburg. Photo Helen O’Barry. Dolphin Project.
Ivo, fils d’Iris, l’ultime dauphin du Zoo d’Anvers
Ivo, fils d’iris, l’ultime dauphin survivant du Zoo d’Anvers, ne fête sans doute pas le triste anniversaire du 28 mars au fond de son bassin allemand.
Mais il est certainement l’un des rares à se souvenir encore de sa maman Iris et de l’enfer atroce qu’ils ont du traverser ensemble, depuis leur capture en 1981 jusqu’à l’agonie d’Iris en 2003.
Aujourd’hui, il fait tous les shows qu’on lui demande, il obéit comme un bon chien.
Ce n’est plus qu’un robot bien huilé, un esclave moralement brisé par l’existence répétitive qu’on lui impose dans ce petit bassin allemand et qui rendrait fou à lier n’importe quel humain.
Quelque part au fond de sa mémoire, pourtant l’océan immense continue à briller des mille feux de ses vagues sous le soleil de Floride et sa mère Iris y bondit, libre et magnifique, comme au premiers temps de sa petite enfance…
Nous sommes en 1981, dans le Golfe du Mexique.
Une famille de dauphins Tursiops – quelques dizaines d’individus – se nourrissent paisiblement dans la mer presque étale écrasée de soleil.
Iris, une jeune delphine âgée de douze ans à peine et Ivo, son bébé, se déplacent au milieu de la petite troupe, bien protégés par les corps satinés et puissants qui les encadrent comme un mur.
Iris est ici chez elle, parmi les femelles de son clan familial.
A ses côtés, nagent sa mère, quelques sœurs et une vielle amie chargée de prendre soin des enfants. Quelques cousins adolescents traînent aussi avec elles mais la plupart des mâles sont en voyage et ne reviennent que lors de brèves visites.
Le petit Ivo, lui, a deux ans. Il apprend à siffler son nom ainsi que celui de sa mère et de tous les membres de sa famille. On lui enseigne aussi progressivement à se servir de son sonar pour traquer les poissons, mais cet art-là est difficile et il mettra plusieurs années à l’acquérir.
Taquinant l’un, jouant avec l’autre, le delphineau vient prendre l’air maladroitement en exposant tout son dos. Malgré sa grosse tête de bébé, il ne s’en montre pas moins très indépendant et commence à se faire des compagnons parmi le groupe des enfants de son âge, qui ne s’éloignent guère encore de l’aileron maternel.
A cette heure, tout est calme.
L’eau est tiède, très salée, opaque d’une brume d’algues pulvérulentes. La grande chasse collective, qui vient de se conclure avant les heures trop chaudes de la matinée, a été fructueuse. Quelques anciens se sont endormis, le corps flottant entre deux eaux. Une « tante » émet des chapelets de bulles pour amuser les enfants.
A présent, l’heure est à la cueillette : paresseusement, tandis qu’Ivo s’ébat en surface, Iris plonge et fourrage le sable blanc des fonds à la recherche de crustacés. Elle est heureuse parmi les siens, dans ce monde qu’elle a toujours connu. Excellente mère comme toutes les delphines, la bonne santé de son delphineau l’enchante : un jour, lui aussi, il sera un grand mâle, puissant, habile, intelligent, capable de défendre les siens avec courage et de trouver les plus beaux bancs de poissons. Mais le chemin sera long avant qu’il soit adulte…
Tout à coup, quelqu’un siffle : c’est une alerte en boucle, haletante.
Et le signal indique que des Hommes viennent dans des bateaux !
Les dauphins ne les craignent pas
Mieux encore, ils aiment à précéder les navires pour bondir dans leur lame d’étrave, ils glissent le long des côtes et nagent avec les baigneurs. Les êtres humains sont leurs amis.
Pourtant, à la grande surprise des dauphins, ceux-ci ne descendent pas dans l’eau pour se joindre à leur nage.
Ils les encerclent, font du bruit, les rabattent vers le centre du cercle de leurs bruyants hors-bord.
Des cris s’élèvent, rauques, menaçants. On repère les plus jeunes du « troupeau », ceux qui nagent encore près de leur mère mais que l’on suppose sevrés ou bien les mères elles-mêmes. On les isole, les parents crient, on les chasse à coups de rame.
Le piège se resserre peu à peu.
Des perches, des cordes, des harnais de cuirs, d’autres filets, surgissent du pont de chaque bateau.
Ne restent au milieu du filet que Illas, un jeune mâle de huit ans, Ina, une femelle de 18 ans, Iris, 12 ans et Ivo, son premier enfant, serrés l’un contre l’autre.
Le groupe de dauphins restés libres pousse des cris de plus en plus indignés. Ils tentent de rejoindre les deux captifs, de les aider, de les sauver, ils se jettent contre les bateaux et la lutte devient violente, du sang se répand dans la mer, le filet devient de plus en plus étroit, serré, efficace et plusieurs hommes se lancent enfin à l’eau.
Ils enserrent Iris dans leurs bras, ils la tirent, la tordent, manquent plusieurs fois la noyer et finalement, au prix d’efforts inouïs, ils parviennent à la hisser dans un bateau plus large. Bébé Ivo la rejoint bientôt sans difficulté. Il suit sa mère aveuglément et la terreur le tétanise.

Capture aux USA
Puis le cauchemar commence.
Peu de dauphins franchissent cette étape vivants.
Pour une jeune mère dauphin et son enfant, qui n’ont jamais connu que l’univers marin, cette brusque plongée « dans le monde de l’air » doit apparaître comme totalement contre nature. La terre, c’est l’échouage, le dessèchement, le symbole même de la fin pour un être aquatique. Et ici, on les porte, on les déplace dans des civières de toile qui leur scient les côtes et les nageoires.
De la crème est étalée sur leur peau trop vite sèche ou bien de l’eau, mais le voyage n’en finit pas. Le poids du corps semble plus lourd à chaque instant et la respiration se fait plus difficile.
Bruit de porte. Camion qui roule. Essieux qui grincent. Chocs sur la route. Claquement de tôles. Vibrations infernales.
Pour les dauphins, infiniment sensibles aux moindres longueurs d’ondes, ces bruits de tonnerre percent les tympans et les rendent fous de terreur. Sans doute pensent-ils qu’ils vont mourir.
Comment pourraient-ils voir les choses autrement ? Ils ignorent tout de ce qui les attend.
L’avion commence à décoller. Le froid devient intense.
Iris ne voit pas où se trouve Ivo, mais elle l’entend, vaguement, très loin, qui pleure sans cesse en boucle. Iris voudrait mourir. Mais son enfant vit encore et il lui faut rester.
Et puis c’est l’arrivée, de nouveaux changements de véhicule, de nouvelles routes interminables et cahotante, la peau qui gratte et se desquame, la position du corps qui blesse mais que l’on ne peut changer, les harnais de grosse toile, les crampes affreuses tordant les muscles au point de les paralyser, et des Hommes, des Hommes sans cesse, touchant Iris, lui plantant dans la peau des aiguilles fines et creuses, lui mouillant le dos, lui parlant en se penchant sur elle…

Le « grand » bassin du zoo d’Anvers a vu mourir au moins 29 dauphins. A l’arrière, juste une cellule d’isolement et de punition.
Couverte d’escarres et de bleus, à demi paralysée, constellée de blessures dues aux biopsies, Iris, Ivo, Illas et Ina sont enfin amenés dans leur nouveau « logis ». Ils restent les uns contre les autres, déboussolés, confus, le cerveau bourdonnant et le corps endolori.
Sans doute Iris et Ina sont-elles deux amies, des cousines, peut-être même des sœurs. Elles restent l’une près de l’autre avec et prennent conscience avec horreur de l’endroit où elles devront vivre.
De l’eau sale et froide qui pique aux yeux, goûte le chlore et les fèces.
Des gémissements d’agonisants dans le bassin d’isolement.
Des murs partout, ronds, lisses, sans rien qui s’y accroche sans une algue, sans une anémone. Aucun rayon de soleil pour se chauffer l’aileron. Un espace grand comme une arrière-cour, que l’on peut parcourir d’un unique coup de caudale. D’autres bassins, avec des chaînes, des corridors, des miradors, des filtres pompant nuit et jour. Et une foule d’autres malheureux, enfermés ici depuis des lunes.

Iris et Ivo à Anvers en 1998 : il ne restait plus qu’eux.
En 1981, c’est la grande foule au delphinarium. On manque de place, on se mord, on se pince, on tue les bébés sans le vouloir en les broyant contre les murs. A partir de cette date, six dauphins devront mourir encore pour libérer l’espace, sans que personne ne réagisse, portant le compte total des victimes de ce mouroir à 29 (chiffre officiel).
Ivo, lui, ne comprend rien.
Le choc l’a rendu muet, sonné, presque autiste. Sa maman le prend près d’elle.
Elle tente de le protéger dans la cohue furieuse des grands corps satinés qui se frôlent et parfois se heurtent dans le bassin minuscule.
Son fils ne sera jamais un vaillant « éclaireur » draguant les belles delphines le long des côtes du Mexique.
Lorsque le bassin se retrouve complètement vide en 1997, Iris et Ivo resteront encore plus d’un an à tourner dans ce bassin-cimetière, peuplé des fantômes de ses 29 victimes.
Et puis enfin, on les déplace, non pas en avion vers quelque sanctuaire marin, mais en camion, vers la pire destination qui se puisse concevoir : le terrible delphinarium du Zoo de Duisburg, en Allemagne.

Iris et Ivo ont tourné 18 années de suite dans ce petit bassin… Photo YG 1998
L’arrivée au delphinarium du Zoo de Duisburg tourna au massacre.
Face à Ivo, Play Boy, jusqu’alors mâle dominant de la micro-piscine allemande, ne fit pas le poids et mourut.
En liberté, il aurait changé de territoire ou aurait constitué une alliance avec d’autres mâles. En captivité, aucune ligne de fuite, pas d’amis, pas d’alliance possible.
Les deux mâles s’affrontèrent donc au corps à corps. Et Playboy décéda dans les pires souffrances.
On évoqua une hépatite. Allons donc ! Playboy mourut de désespoir face au rostre sanglant d’Ivo, qui ne supportait pas de « partager son harem » avec un autre et qui était plus jeune et plus fort que lui ! Aurait-on vu cela en mer libre ?
Non, jamais. Les mâles ne se tuent pas entre eux. Et il n’y a pas de harem. Les filles choisissent leurs amants, les garçons tentent de les séduire, voire de les violer, mais tout le monde se connaît et il y aura toujours une matriarche dans le coin pour faire régner la paix quand les choses vont trop loin…

Iris et Ivo ensemble à Duisburg, dans leur petit bassin latéral
Matriarche.. Ce fut un moment le rôle que joua Iris, dont la place de doyenne au sein du groupe de Duisburg se fit naturellement.
Tous les dauphins l’aimaient bien et les plus jeunes gambadaient tout près d’elle quand elle tomba malade. Car trop de souffrances, trop d’épreuves, trop d’amis agonisant sous ses yeux l’avait usée au bout de ces deux décennies.
On la retira donc dans le petit bassin latéral où son état se dégrada peu à peu.
Dès le mois de février 2003, Iris éprouva de plus en plus de difficulté à maintenir son évent au-dessus de l’eau et à garder une position stable. Elle refusait de participer aux shows déjà depuis longtemps. La tête plongée sous la surface, elle ne bougeait presque plus.
Vue des gradins, on eut dit une bouée, un cadavre flottant. Mais elle respirait encore jusqu’à ce terrible soir du 28 mars 2003.
C’est alors que la malheureuse s’est traînée une dernière fois vers ses soigneurs espérant de l’aide de ceux qui lui avaient fait tant de mal, et que ceux-ci l’ont soutenue pour qu’elle puisse respirer. En vain !
Iris s’est éteinte dans les bras de ses geôliers.

Iris exécutait parfois ses shows à part. Photo Dauphins Libres 2003
Ivo, lui, est toujours vivant.
Il tire des petits canots avec des enfants dedans, il refait sans fin les mêmes vieux tours pourris, il engrosse ses partenaires comme on l’attend de lui, il survit par sa résilience. Le fait d’avoir bénéficié d’une petite enfance dans l’océan lui confère sans doute un organisme plus solide, mieux armé contre les bactéries nosocomiales du milieu captif.
Mentalement aussi, Ivo a du s’adapter. L’enfer qu’il a vécu à Anvers fut tel que celui de Duisburg – où près de 60 dauphins sont morts ! – doit lui paraître moindre. Le groupe social de base n’a d’ailleurs plus été changé depuis la mort de sa mère Iris.
Pepina, l’ancienne compagne de Play Boy, est toujours à ses côtés ainsi que Delphi et Daisy, les deux filles de Pepina.
Cette stabilité assure généralement aux dauphins captifs, une vie plus longue.
Mais quel horrible gâchis tout de même !
Nous avions rêvé tellement mieux pour Ivo et sa mère. Il aurait suffit qu’une sanctuaire marin soit disponible, que le zoo accepte de les y envoyer, que le public y croient vraiment et que des associations d’alors ne se chamaillent pas autour d’un projet CERMAM fumeux et peu crédible, pour que les deux derniers dauphins du Zoo d’Anvers retrouvent une existence plus digne.
Mais l’époque n’était pas mûr pour ce genre de projet.
Seize ans plus tard, elle l’est davantage. Dès cette année, un sanctuaire marin sera mis à la disposition des deux derniers bélugas de Shanghai. Un peu plus tard, en 2022, le sanctuaire du Baltimore aquarium accueillera ses 7 pensionnaires et la place ne maque pas pour d’autres. Enfin, le grand sanctuaire pour les orques du Whale Sanctuay Project se mettra en place au même moment sur la côte canadienne.
En Belgique, association Dolphins-Go-Free travaille actuellement d’arrache-pied sur l’ouverture d’un centre de repos et de réhabilitation pour les grands dauphins au Portugal.
Plus que jamais, les sanctuaires sont indispensables. Le cauchemar qu’ont vécu Iris et Ivo après la fermeture du delphinarium anversois ne doit plus jamais se reproduire.
Et cela, même les delphinariums doivent le comprendre aujourd’hui et accepter enfin de collaborer à la sauvegarde des derniers dauphins captifs en Europe.

La piscine des dauphins au zoo de Duisburg est à peine plus grande que celle d’Anvers Photo Helen O’Barry. Dolphin Project.
Dolphin Exploitation at Duisburg Zoo